Les traducteurs, les interprètes et le bénévolat
Il n’est pas rare qu’on propose aux artistes de se produire gratuitement en argumentant que l’évènement en question leur permettra de gagner en notoriété. Le sort des traducteurs et des interprètes n’est pas bien différent. D’aucuns aimeraient tout autant les engager sur la base du bénévolat.
Je ne suis pas forcément contre. Depuis plusieurs années par exemple, j’offre, chaque mois, un maximum de trois heures à une ONG qui s’engage pour les droits de l’enfant. Le travail bénévole est important pour notre société et j’aime y contribuer par le biais d’activités qui me plaisent : dans mon cas, cela impliquera donc de formuler des textes plutôt que de débarrasser de vieux murs de la broussaille envahissante, par exemple, ou de ramasser les déchets électroniques abandonnés dans les sous-bois.
À mes yeux, cet engagement atteint cependant ses limites lorsque le temps à investir est trop important (il faut bien gagner sa vie à un moment ou à un autre), lorsque le courant ne passe pas ou lorsque l’entreprise en question essaie de faire de l’argent avec le temps que je lui offre gracieusement.
Recherchons locuteur natif
Facebook et Twitter sont des outils que j’aime utiliser pour acquérir de nouveaux clients et la taille de mon réseau y est en conséquence. Il arrive souvent que des amis ou des abonnés me mentionnent lorsqu’ils connaissent quelqu’un qui a besoin d’un traducteur, d’un rédacteur web germanophone, d’un community manager ou d’un formateur en allemand.
Il y a deux jours, une amie Facebook française m’a envoyé un message qui m’a semblé très intéressant au premier abord : « Bonsoir Andrea, j’ai reçu un courriel de [nom d’une ONG]. Ils recherchent des germanophones pour une croisière ornithologique. »
Il m’est arrivé, par le passé, d’organiser plusieurs excursions ornithologiques en bateau en y assurant l’interprétariat. Après avoir chaleureusement remercié cette amie, je contacte l’interlocuteur par courriel à l’adresse mentionnée.
La croisière s’amuse …
Moins de dix minutes plus tard, mon téléphone sonne. À l’autre bout du fil, une femme m’explique qu’elle a besoin d’un interprète pour deux après-midi en 2019 « sur un grand bateau de croisière ». Ce travail d’interprétariat prendrait un maximum de deux heures ; il faudrait cependant demeurer à sa disposition le reste du temps afin de répondre aux questions éventuelles avant de quitter le bateau à la prochaine escale.
Une fois ces premières informations fournies, j’aborde l’aspect financier : « Quel est votre budget pour l’interprète ? »
Bref silence à l’autre bout de la ligne. « Nous n’avons pas de budget pour l’interprète. Toutefois, nous vous remboursons votre billet de train pour rentrer à la fin de la journée et les repas à bord vous sont offerts, ce qui inclut le déjeuner et les boissons. »
Mon cerveau commence à s’activer : chaque excursion me demanderait d’investir environ neuf heures de mon temps. Ce à quoi il faudrait ajouter les frais d’essence et le travail de préparation.
Sans oublier que, pour l’interprète, ce genre d’excursion n’a rien d’un voyage d’agrément : c’est du travail et pas des plus reposants. Hors de mon bureau, je ne peux pas répondre à mes courriels et je ne suis pas disponible pour mes autres clients.
« Et nous avons aussi besoin d’une traduction ! »
Alors que je suis encore absorbée dans mes pensées, mon interlocutrice poursuit :
« Nous avons aussi besoin d’une traduction ! »
Naïve comme je suis, je me dis qu’une de ces journées en bateau aboutira peut-être à un gros projet de traduction bien rémunéré…
Mais je suis encore une fois rapidement ramenée sur terre :
« Nous n’avons pas de budget non plus pour la traduction. Le texte comprend environ 2140 mots. »
« En échange, nous vous offrons le déjeuner … »
J’en ai le souffle coupé et je sens ma colère monter doucement. Pour traduire et relire 2140 mots dans le domaine de l’ornithologie, il faut au moins investir huit heures supplémentaires. À peine l’ai-je signalé que j’entends mon interlocutrice rétorquer : « C’est justement à cause de cela que nous cherchons un bénévole. C’est d’ailleurs dit dans notre annonce. »
Mea culpa, je ne l’ai pas vue. Mais le fait que cela soit mentionné dans l’annonce n’améliore « l’offre » en rien…
« Au bout du compte, je travaillerais plus de 30 heures pour vous. C’est un sacré investissement en temps ! Et qu’est-ce que vous m’offrez en retour ? »
Incompréhension totale à l’autre bout du fil ; la dame ne bouge pas d’un pouce.
« Je dois avouer que je m’attendais à autre chose. Si vous n’avez pas de budget ni pour la traduction ni pour l’interprétariat, je pourrais aussi accepter un chèque-cadeau. Votre association organise beaucoup d’excursions destinées aux familles. »
Mais là encore, mon interlocutrice fait la sourde oreille.
Et la compagnie de croisière ?
« J’accepterais également un chèque-cadeau de la compagnie de croisière. Après tout, elle aussi gagne de l’argent avec mon temps ! »
« Je serais très surprise que la compagnie de croisière vous propose quoi que ce soit. Nous percevons toujours le même montant pour nos visites guidées, peu importe qu’il s’agisse de groupes français ou allemands. Comme je vous l’ai déjà dit, vous pouvez profiter de la croisière gratuitement ce jour-là. »
Devant un tel sans-gêne, je fais la curieuse. Peut-être que cette dame sera, elle aussi, sur le bateau par pur enthousiasme et à titre tout à fait honorifique et qu’elle attend tout simplement de moi ce qu’elle est prête à donner elle-même :
« Et vous alors ? Vous accompagnez le groupe gratuitement ? »
« Je suis payée. »
Un large sourire aux lèvres qui, je l’espère, est entendu à l’autre bout de la ligne, j’ajoute : « Dans ce cas, laissez-moi vous faire une suggestion : nous n’avons qu’à faire moitié-moitié et nous partager votre salaire. »
Merci à Emmanuelle Riffault de Caplingua pour la traduction de cet article.
Photos : Andrea Halbritter, Côté Langues